«Hubert Védrine : pour en finir avec le vide européen»
(Propos recueillis par Sylvie Kauffmann et Daniel Vernet du Monde, 24 juin 2006)
Comment faire repartir l'Europe ?
D'abord en analysant bien l'impasse européenne actuelle, fruit paradoxal de l'européisme des élites et de la démagogie anti-européenne. La crise a éclaté à travers les votes français et néerlandais. Ce n'était pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu, le système européen était déjà en crise, l'abstention aux élections de 2004 était très élevée. En fait, depuis Maastricht, qui est le point de plus grande homogénéité jamais atteint, les Européens sont restés en désaccord sur quatre points
fondamentaux : jusqu'où pousser l'intégration politique ; l'identité de l'Europe et donc de ses frontières ; le choix entre vraie puissance et «soft puissance» ; et le point d'équilibre entre la flexibilité, sans laquelle les entreprises meurent, et la sécurité à laquelle ont droit les individus.Tout cela sans répondre aux attentes des gens. Les Européens ne remettent pas en question ce qui a été fait depuis des décennies, mais une clarification est nécessaire.
Alors, que peut-on faire sur le plan institutionnel ?
Les traités européens doivent être adoptés à l'unanimité et il n'y aura pas l'unanimité sur le traité constitutionnel. Aucun président en France ne prendra l'initiative de refaire voter les Français sur le même texte, et les Britanniques ne voteront pas non plus. Mme Merkel ne pourra pas même, pendant la présidence allemande, obtenir l'unanimité des Vingt-Cinq. On peut le regretter, mais je ne vois pas ce que l'on gagne à différer ce constat. Il serait donc plus sain de constater la caducité de ce traité constitutionnel, mort-né, et de s'engager sans attendre dans deux processus : premièrement, commencer à explorer s'il y a, parmi les Vingt-Cinq, le début d'un consensus sur les bases d'un autre traité, avant de décider d'une éventuelle nouvelle négociation. Et, deuxièmement, relancer vite quelques grands projets : politique économique de croissance créatrice d'emplois non subventionnés dans la zone euro ; politique commune nouvelle de conversion du système économique agricole, industriel, des transports, et des modes de vie, en un système écologiquement responsable, avec critères et calendrier ; Super Erasmus ; infrastructures, champions industriels ; projets sociaux ; défense européenne, etc.
L'Europe et les Etats-Unis sont-ils encore en mesure de définir les termes du débat mondial ? La notion d'Occident est-elle encore valable ?
Valable, je ne sais pas. Comme résurgence géopolitique contraignante, cela se passe sous nos yeux. Les Etats-Unis sont la puissance la plus considérable que l'on ait jamais vue. En même temps, je constate, sans joie particulière, que les Occidentaux sont en train de perdre le monopole de la conduite des affaires du monde, de la définition des problèmes et de leur hiérarchisation et des mots qu'on emploie pour les traiter. Je dis bien le monopole, pas l'influence : l'influence occidentale est colossale et le restera longtemps. Mais le monde, sur le plan stratégique, va petit à petit finir par ressembler à l'OMC, où les pays riches ne font pas complètement la loi, ne sont pas forcément d'accord entre eux, sont obligés de passer des alliances paradoxales et changeantes. Cela fait des siècles qu'on mène la danse, que l'on définit les critères du bien et du mal.
Le concept d'Occident redevient une référence opérationnelle pour les Européens et les Américains pour des raisons à la fois offensives, activistes, prosélytes, défensives et identitaires : 1 milliard seulement, sur 6,5 milliards d'êtres humains... Les Américains qui rêvent depuis longtemps d'une alliance globale des démocraties sous leur conduite trouvent donc de nouveaux motifs pour associer à l'OTAN élargie le Japon, l'Australie, la Corée du Sud, Israël ou d'autres, comme dans le système Echelon. C'est un concept stratégique très présent dans la pensée américaine, et donc il le sera dans la pensée européenne parce qu'elle est assez vide en ce moment. Et c'est un concept de combat, peut-être légitime, mais il faut le dire : est-il opportun que l'OTAN, alliance militaire défensive de l'Atlantique nord, opère en Afghanistan, totalement hors de sa zone ? Il s'agit de tournants considérables qui ne sont pas assez débattus.
Comment expliquez-vous cette absence de débat en Europe ?
Historiquement les Européens - de l'Ouest - ont remis leur défense et leur stratégie entre les mains des Américains après la seconde guerre mondiale. Le seul pays qui ait reconquis une certaine autonomie, c'est la France avec le général de Gaulle, et tous les présidents jusqu'ici ont respecté cet héritage. Mais en dehors de ce qui a survécu de «gaullo-mitterrandisme», aujourd'hui les Européens n'ont plus guère, à part de louables intentions, de pensée spécifique sur le monde ni d'analyse des risques, des menaces, des réponses qui leur soit propre. Par fatigue, par conviction, confusion, ou par crainte, ils ont accepté la grille américaine d'analyse.
Et pourtant, moins encore qu'en 2002, on ne peut pas ramener tous les problèmes du monde au seul terrorisme, ni traiter le terrorisme par la seule répression militaire. Sur ces questions-là, les Etats-Unis
eux-mêmes gagneraient à avoir comme partenaire une Europe qui pense géo-politiquement par elle-même, comme c'est le cas - un peu - sur l'écologie. Que faire avec la Chine ? Que faire avec la Russie ? Que faire sur la question énergétique qui va être l'objet d'une compétition de plus en plus féroce ? Avons-nous l'ambition d'être un partenaire pour les Etats-Unis ? Il y a mille sujets !Il y a aussi : comment promouvoir la démocratie au Proche-Orient ?
La question ne se pose que parce que nous prétendons avoir la légitimité et la capacité pour le faire. Est-ce si simple ? La démocratie peut-elle être imposée de l'extérieur ? Est-elle solide lorsqu'elle ne résulte pas d'un processus interne, social, politique ? C'est encore plus compliqué quand les pays qui veulent l'imposer sont d'anciennes puissances coloniales et quand on est face à la vague islamique. Ce que les Etats-Unis ont lancé sur le «Grand Moyen-Orient», un peu pour faire oublier les déconvenues en Irak et largement pour contourner la question palestinienne, est une sorte de fuite en avant, aussi mal préparée que l'a été l'après-guerre en Irak - la guerre elle-même était techniquement impeccable.
Du point de vue occidental, il est incohérent d'exiger des élections démocratiques et de décréter ensuite l'état de siège contre les Palestiniens qui n'ont pas voté dans le sens requis ! Cela ruine le message démocratique de l'Occident. C'est une faute morale et politique. C'est une erreur d'avoir interrompu l'aide aux Palestiniens. C'est une erreur de ne pas parler avec le Hamas. Parler ne veut pas dire approuver : on parle bien avec l'Iran, et on a raison !
Mais le plus important, c'est que les électeurs israéliens aient, grâce au Sharon des derniers mois, lâché le Likoud et mis fin au «rêve» du Grand Israël. Il faut encourager le premier ministre, Ehoud Olmert, et le chef du Parti travailliste, Amir Peretz, sans exigence formaliste sur des négociations immédiates. Même unilatérales, des évacuations vont dans le bon sens. Le temps de la négociation viendra. Ce qui compte, c'est la dynamique. Grâce aux Israéliens qui se résignent à un Etat palestinien, on change d'époque, l'espoir renaît.
Que répondez-vous à ceux qui accusent les Européens de vouloir préserver le statu quo dans le monde arabo-musulman ?
Sommes-nous les maîtres du monde au point de dire que s'il y a un statu quo quelque part, c'est forcément de notre faute ? N'y a-t-il pas des responsabilités spécifiques locales ? Si on veut faire une politique révolutionnaire, dynamiter les situations, jouer les apprentis sorciers, c'est le registre néoconservateur, il faut le dire carrément, en débattre, être prêt à en assumer les conséquences. Les politiciens français qui trouvent excitante la «sortie du statu quo» y ont-ils réfléchi ?Maintenant, que peut-on faire ? On ne peut pas être contre l'idée, que s'est appropriée l'administration Bush, que la démocratie est un bon objectif pour tout le monde, y compris pour le monde arabe. Ce qui est dommage, c'est qu'il y ait le projet américain, d'extraordinaires réticences arabes, et un quasi-silence européen. Or il n'y a pas des Américains moraux et inspirés, des Européens crispés dans un statu quo indéfendable et des Arabes immobilistes ! Ce n'est pas si simple. Démontrons-le : nous avons été trop passifs dans cette affaire, nous devons être plus audacieux.
Si nous sommes légitimes à nous occuper de ça, il vaudrait mieux nouer une alliance entre Européens, Américains et Arabes modernisateurs pour dire : on va vous accompagner, vous pays arabes, dans la transformation vers la démocratie, car c'est un processus long, nécessaire et explosif. Mais il n'est pas question non plus que les Européens et les Américains l'imposent aux autres, car cela ne marchera pas.
Comment reprendre l'initiative ?
C'est dangereux pour nous d'être à la remorque à ce point des Etats-Unis. Autant je pense qu'il faut travailler avec eux, et je l'ai fait quand j'étais ministre, leur dire non quand on doit le faire - sans en faire tout un cinéma -, autant ce n'est pas possible d'être à la merci d'une élection américaine qui porte au pouvoir des néoconservateurs, puis d'un revirement lorsqu'ils rencontrent des difficultés. C'est à la fois humiliant, dangereux, et on a notre propre environnement géographique à gérer. Il faut retrouver notre autonomie mentale et notre capacité d'initiative politique. Pas pour contrer les Américains, mais pour parler avec eux et pour que la politique occidentale soit le résultat d'une synthèse.
Je vais ailleurs :