A1: Je n’ai pas encore tout dit de Vienne. Mes parents m’y avaient rendu visite.
A2: Rétrospectivement, on doit pouvoir faire remonter là l’impression de notre incapacité définitive à changer, du moins les uns pour les autres: on reste le prisonnier d’un caractère trop entier, ou trop pudique, de malheurs qu’on garderait toujours sans les surmonter ni les partager. Dans une famille, on ne s’écoute jamais vraiment.
A3: Chez Trzesniewski, ma grand-mère et Thérèse, dans un mimétisme warholien des looks. Elles avaient voulu tout voir de Vienne, en deux jours: Mozart, Schönbrunn, les cafés, le marché, la Sécession, les grands magasins. Pourtant leur âge s’était, chose inédite, rappelé à elles au moment de repartir: «c’était crevant.»
B1: Heureusement que mes amis ne m’ont pas laissé tomber. Amis volages dans leurs passions, ogres gourmets et omnivores: «Budapest c’est trop bien» et «je vais passer un été à Lisbonne.»
B2: Amis des antipodes aux lucides énormités: «ces jeunes m’épuisent.»
B3: Amis courageux, mine de rien.
C1: De retour à Stras-, la tare professionnelle de mon absence de charisme m’explosa à la gueule, et la sottise infantilisante, stérile et traditionaliste de l’Ecole. J’enrageais de ces contraintes, et pourtant je succombais au stress des injonctions contradictoires et de la course au bon point. L’ennui choucrouté de la ville ne faisait rien à l’affaire.
C2: J’alternais du reflux d’ambition à l’angoisse scolaire, à l’indifférence heureuse hantée par la mauvaise conscience. Heureusement que je côtoyais Aymeric, Pascale, Virginie, et quelques autres, vrais amis, ancrés dans la vie, ranimant ma foi aussi dans l’Etat.
C3: L’été, un rapide aller-retour à Bâle, une ville proprette et charmante, prospère, d’une élégance de roman courtois, comme elles le sont le long du Rhin et de la Meuse. Pour la première fois depuis mes années d’étudiant, j’y ressentis frontalement les limites de mon pouvoir d’achat. Le week-end, on entend Bâle s’enrichir en dormant. J’y fus gentiment accueilli par un ami de Dustin – d’une simplicité gentille et rustique, et d’une quiète excentricité toute helvétique.
D1: Alors partir. Faire du lointain l’habitude, embrasser le départ comme un mode de vie.
D2: Et prendre Venise, Saint-Georges-Majeur les années impaires, comme point fixe.
D3: Chaque fois je m’y trouve plus à mon aise. J’aime le calme des ruelles anonymes, appropriées par les chats et vouées au soleil. C’est là que j’ai attendu Rob, accroupi dans un coin d’ombre.
E1: Il me semble que si je revenais assez souvent, ou si je ne repartais plus, j’aurais mes repères, je saurais quel rythme donner à mes routines, et comment éviter la laideur bifrons du tourisme et du cliché.
E2: J’ai découvert Lido. Ici aussi, la dévastation moderne de l’uniformité fait son œuvre pour saper le rêve, pour expulser les souvenirs que nous bâtissent d’avance les romans.
E3: Mais dans les recoins subsistent, ici aussi, assez de lieux nostalgiques pour s’édifier dans le passé quelques vies parallèles, et pour l’avenir quelques réminiscences précieuses.
F1: Par une folle vengeance des pulsions ou de l’informatique, je n’ai plus trace des escales suivantes. Aucune copie sur les ordinateurs ; j’ai effacé un à un les clichés sur la caméra sans me douter de rien, avec une nostalgie rapide, pour faire de la place à d’autres. La perte a l’ampleur de ma propension à l’oubli. Qu’avait-on vu encore à la Biennale, où avait-on découvert un morceau de Venise moderne, qu’admire-t-on déjà aux Frari que Rob avait tenu à visiter? Et les enseignes dans les nuits d’orage et de foule au campo Sta Marguerita Et de Trieste, ville à quai, des immeubles autrichiens en pente sous la bora, des églises byzantines, des grands ensembles fascistes du centre, des cafés élégants en voie d’extinction et de la charcuterie populaire, des traces littéraires de Stuparich et Joyce, dans l’ambiance passée et pincée? Et Miramar aussi, et la mignardise alpine et les esplanades brutalistes et le château propret de Ljubljana. Perdu tout ça, perdu comme le reste, et un peu plus encore. C’est le moment où j’ai cessé de vouloir être avec Rob, aussi.
F2: J’ai par contre remis la main sur quelques photos du mariage en Provence de mon vieil ami Franck, un autre précieux souvenir. Un beau moment, parce qu’il avait été pensé de fond en comble, des lieux à la musique. On s’était bien amusés avec Nadia, Fix, et quelques autres. Curiosité, la soirée s’était tenue dans un beach club inverti de Ramatuelle jadis fréquenté par Michel Guy et Michou.
F3: Dans la même veine, nous avions à l’initiative d’Ivan essayé de faire le tour des derniers lieux du gai (prononcer gueille) deuxième: mais le Vagabond et le César venaient de fermer coup sur coup, emportant la poussière pailletée du souvenir, tout un passé désormais introuvable de gastronomie pédée, d’oeillades entendues et de gloussements froufroutants. Il restait encore le «champagne» surfacturé de l’Insolite, le dancing rikiki de la Champmeslé, et les clients de l’Alexander’s Bar pour ramener au temps d’avant, celui de Le Luron, de Mourousi, d’Emaer.
G1: Au Nord. Les gens m’ont plus, leur mine franche, leur robuste constitution, leur goût sans détour du plaisir, leur proverbiale hospitalité. Peut-être le don de la vie errante est-il d’apprendre à se faire des amis partout, et généralement c’est à d’autres métèques que l’on se lie ; mais à Lille, des Lillois aussi m’ont accueilli.
G2: N’était sa malédiction d’être, lui aussi, on the road, et même limogeable à vue (et puis à la main de la xénophobie d’Etat), le métier appris sur place me plairait bien. Il répond à plusieurs de mes lancinantes velléités : me plonger dans la diagonale du vide, toucher du doigt mon utilité professionnelle, exercer l’autorité.
G3: Et puis mon chef, mes collègues étaient super, et parfois bien de gauche. Ca faisait du bien.
H1: A la Toussaint, Fillette nous avait emmené dans sa campagne solognote. C’était la belle saison de la chasse, de la pâtisserie domestique, de la paresse, des promenades en forêt, des légumes de pot-au-feu, des brocantes et des histoires de fantômes.
H2: Pour venir jusqu’à Romorantin-Lanthenay, j’avais fait un changement à Vierzon, ville qui réveilla mon envie de diagonale du vide, comme une vertigineuse résurgence de solitude, un vilain vœu de voir la France profonde. Triste ville inanimée et lointaine, ville en vain. T’avais qu’à pas vouloir voir Vierzon.
H3: Dans la maison de famille, Fillette évoquait des anecdotes de bigamie chabrolienne entre l’Aisne et le Cher, si l’on peut dire. La demeure évoquait des partouzes giscardiennes, des surprise-parties modianesques, toute une vieille France suivant La règle du jeu.
I1: Tout ça ne vaut pas un clair de lune à Maubeuge. Maubeuge, pour voir. Par une de ces erreurs nouvelles que permet la réservation touristique en ligne, j’ai échoué dans un hôtel aseptisé le long d’une nationale triste, que j’ai longée longuement pour trouver un gigantesque restaurant de couscous pas folichon.
I2: La rue d’Hautmont est à l’abandon mais pas déserte, défoncée, rongée de mauvaises herbes, ses services publics en lambeaux. Des hommes sont réunis dans un estaminet sinistre, des gens sales traînent le long de la chaussée. Des animaux dépressifs stagnent dans les cages du zoo, au bout de la rue. Les corons, le canal, les fortifications: ce serait peut-être joli, sans la misère.
I3: C’est comme à Denain ou à Dutemple, on a laissé les gens et les lieux là, à leur sort, à pourrir lentement. Combien de temps peut-on oublier quelqu’un, et une ville, sans qu’ils se rappellent à vous? Rarement j’ai vu aussi nettement le quart-monde qu’en cherchant la maison où a grandi ma grand-mère.
J1: A l’invitation de Jon (ah! Jon…), j’ai rejoint Bilbao un week-end. Vieux projet. Bilbao : la jeunesse y est compacte et turbulente dans les rues, amicale et enivrée, et navigue de lieu en bar, de danse traditionnelle en pogo punk. Bee-line pour les tapas et les calimoxos. C’est l’envers joyeux de Liège, où le populaire aurait repris ses droits, son folklore, son optimisme.
J2: Il y avait pourtant, déjà, l’ombre d’une angoisse, dont Bilbao a été la fuite mais aussi l’accélérateur.
J3: Peut-être ai-je réveillé mes peurs de voyage récurrentes. Peut-être que ma fragilité affective a été touchée, et baladée, par le jeu de dandysme séduisant (à chapeau) et de distance (auf Deutsch) de Jon. L’aller-retour entre l’impératif macho, le mutisme d’un berger, l’indifférence d’un nerd.
K1: Gare de Lyon, au retour d’un week-end beaux-arts avec Matthieu DC. J’ai noté, alors, que je ne comprenais même plus les visages, que leur sens, leur possible beauté devenaient insaisissables.
K2: Il devenait nécessaire d’élucider le paradoxe : est-ce l’impossibilité géographique qui a créé mon éloignement affectif de tout, ou est-ce la peur de la proximité qui a su, toujours, mettre de la distance?
K3: Tout m’est devenu étouffant, les réunions de famille comme la scolarité, l’on et l’off de ma vie. Je ne crois pas que mon entourage l’ai entendu, même s’il a réagi, ensuite. J’aurais pu tout envoyer paître, tous ces devoirs, et les autres, et moi ; mais je n’en ai rien fait, car l’apathie gagne toujours à la fin, et le conformisme.