(extrait de Le surlendemain, à paraître)

 

Nous trouvons notre plaisir en secret. Cela se fait dans les lieux de passage, mais nous craignons qu'on ne nous découvre. Il est des angles morts, des pénombres souillées, des heures de battement, où notre trafic s'intensifie. Tout le jeu est de s'y livrer sur place, en donnant le change aux badauds – nous avons toujours procédé ainsi.

Nous reconnaissons nos fournisseurs à leur regard. Ils passent et nous repèrent en coin, l'air de rien. Ils reviennent, traînent, jettent un nouveau coup d'oeil plus direct et plus long. L’un d’eux s'assied ou se tient en face de nous, nous fixe. Nous sommes comme le rat rapté par le chat, le serpent séduit pas la mangouste ; il est notre perdition mais nous aimons qu'il ait fait le premier pas, qu'il nous ait maintenant à leur merci et qu'il ne nous gracie pas tout à l'heure.

La première fois, on tremble quand il s'approche, on balbutie, on baisse les yeux. Cela fait plein d'effet, le corps est secoué, on halète, on se hâte, c'est comme boire un verre cul sec. Nos yeux et nos mains sont bouleversés par l'éphémère décharge hyperesthésique. Nous frémissons de peur et de joie, de l’effroi d’être surpris et du jouir d’être à la merci entière de nos sens. Mais au bout du centième coup, il n'y a plus de surprise, de suspense, ni de plaisir. Ce n'est qu'une nécessité honteuse, mais partagée, dont on ne sait se déprendre.

La façon dont nous pratiquons nos échanges surmonte temporairement les différences d’âge, de classe et de race. Il est courant que les fournisseurs décatis et déclassés s’adressent avec succès aux fils de bourgeois parmi nous, à moi parfois. Le contact ne dure que le bref moment du deal. Jamais nous ne parlerions à ces fournisseurs de passage ailleurs et après : nous menons deux vies séparées, et seul le besoin peut nous faire surmonter nos dégoûts, nos préjugés, nous extraire de notre milieu pour nous jeter dans le milieu. Il y a une apparence de démocratie à notre trafic, ouvert à tous et praticable par tous. Mais nous ne sommes pas égaux, notre demi-monde, notre sous-monde compte ses stars et ses parias, comme il a ses bons clients et ses occasionnels, ses experts et ses novices.

Les habitués de mon âge et moi montrons une feinte désinvolture ; nous croyons savoir encore ce que nous faisons, et le prendre par dessus la jambe. Nous pensons pouvoir en sortir à tout moment, et ne plus jamais en redemander ; nous revenons pourtant. Nous nous rions muettement de nos aînés, de leurs peurs hors d’âge, de leurs exaltations et de leurs manies. À eux et entre nous, nous grimaçons encore un fin sourire, mais il est glacé déjà.

Toutes nos mines innocentes ne trompent pas les autorités ; elles sont d’autant plus frustrées de ne nous prendre que rarement sur le fait. Nos cerbères doublent les rondes, restreignent nos allées et venues, épient nos muettes prises de contact, bouclent nos cache ; mais en vain, car nous sommes, tous, très discrets et complètement silencieux ; nous guettons les moindres pas, prenons l’air de rien au moindre bruit, nous dispersons instantanément quand on va nous découvrir.

Chacun d’entre nous développe en outre ses manies propres. Elles permettent bien souvent de rendre, pour qui sait voir, leur vice plus manifeste et leurs desiderata plus clairs. Certains sont particulièrement parano. D’autres ont leur petit rituel d’arrivée, de consommation, de départ.

À force de trop consommer, beaucoup d'entre nous ont les yeux très ouverts, mais très inexpressifs, qui leur donnent un air dur ; ils ne pensent plus qu'à ça ; ils ne sourient plus. Ils n'ont plus d'âge, plus de physionomie propre. Moi non, je suis encore moi, dans le miroir. Je ne prend pas encore de fortes doses, même si je suis déjà à croc.


Je vais ailleurs :