La nouvelle gauche radicale en chemin

(Le Monde,10 janvier 2004)


Le président a pontifié, les politiques de droite et de gauche se sont congratulés, les médias ont médiatisé... Et si, dans l'inconscience la plus crasse, nos «élites» avaient ainsi préparé des lendemains électoraux prometteurs au Front national ?

Depuis septembre 2003, le foulard islamique est devenu la controverse principale de notre pays.

Cela survient après vingt ans d'ethnicisation du débat politique par le FN et le regain d'islamophobie qui a suivi le 11 septembre 2001, le tout réactivant un inconscient colonial. Nombre de nos concitoyens ne sont-ils pas alors prêts à penser que la «question ethnique» en général et l'islam en particulier sont au cœur des «problèmes» de la société française ?

Depuis la fin des années 1970, des millions de travailleurs et de jeunes sont soumis au chômage de masse et à la précarisation. L'échec scolaire frappe les plus démunis. La violence sociale s'abat toujours sur les mêmes, et davantage sur les femmes. Une discrimination raciste à l'embauche est devenue presque «normale». La relégation spatiale a créé des quasi-«ghettos» dans lesquels on envoie des policiers face à une minorité de jeunes qui retournent la marginalisation subie en violence contre les institutions, mais aussi contre leurs sœurs et leurs frères en misère.

Et pourtant... on préfère se focaliser sur quelques dizaines de cas difficiles dans nos écoles concernant le port du foulard islamique ou sur un intellectuel suisse entre deux eaux : celle d'un islam communautariste qui fait de la religion la coordonnée centrale des personnes et celle des valeurs égalitaires et individualistes des Lumières progressistes.

De bonnes raisons ont parfois alimenté la cristallisation politico-médiatique. De bonnes raisons laïques et féministes notamment. Mais de louables intentions ne suffisent pas en politique. Machiavel nous a appris qu'elles rencontraient des circonstances qui ne dépendaient pas d'elles et qui les entraînaient bien loin de leurs souhaits, parfois même à l'opposé. Dans sa célèbre conférence sur Le métier et la vocation d'homme politique (1919), Max Weber en a tiré une règle sociologique : «Le résultat final de l'activité politique répond rarement à l'intention primitive de l'acteur.»

Le choc d'intentions plurielles et contradictoires dans des circonstances aux logiques propres provoque des effets qui n'avaient été voulus par personne. C'est pourquoi Weber pensait que l'éthique de la conviction (ne se préoccupant que de l'affirmation de principes) ne pouvait suffire et devait être équilibrée par une éthique de la responsabilité (interrogeant les effets de son action sur la réalité).

Mais combien d'hommes politiques et de journalistes ayant participé au récent emballement ethnicisant ont-ils même affirmé par là de sincères convictions ? «Coups politiques» dans le jeu de quilles des présidentiables ou réactions à de mauvais sondages, pour les uns, images-chocs pour le «20 heures» et Audimat, pour les autres, semblent des motivations plus probables.

Les professionnels de la politique et de la communication ont reconduit des erreurs périlleuses, assez similaires à l'entretien de la thématique sécuritaire pendant la campagne de la dernière élection présidentielle. Dans un climat d'ethnicisation intense, il suffisait alors que l'on dise «les jeunes» pour que beaucoup entendent «les jeunes Arabes délinquants».

De nouvelles approches en sciences sociales, dites «constructivistes», nous ont appris que les clivages principaux qui structurent une société ne relevaient pas d'abord de données «objectives», mais d'une construction sociale, et notamment d'un travail politique collectif.

Clivage national-racial (selon une opposition Français-étrangers au sens des apparences «ethniques») contre clivage de la justice sociale (en termes d'inégalités de ressources) : quel sera le clivage pertinent pour penser la société française, son avenir et les politiques publiques à mener? Le premier a pris la corde grâce à un consensus irresponsable entre la droite et la gauche.

Contrairement aux stigmatisations courantes («extrémisme», «manichéisme», «gauchisme», etc.), la gauche radicale a su, quant à elle, faire preuve d'esprit de responsabilité. Hostile au port du foulard pour des raisons féministes, elle n'a pas voulu ajouter par une loi la stigmatisation à la stigmatisation, l'arsenal juridique disponible lui paraissant suffisant.

Pour la gauche de gauche, la question sociale doit occuper, dans un cadre démocratique et pluraliste, le cœur du débat public, afin de faire reculer l'ethnicisation. L'accord entre la Ligue communiste révolutionnaire et Lutte ouvrière pour les élections régionales et européennes incarne la recherche d'un tel sursaut.

Pour que le trio infernal constitué par l'hégémonie sociale-libérale sur le champ politique (de la droite raffarinisée à la gauche hollandaise), le retrait massif de la politique et l'ethnicisation bénéficiant au Front national ne nous conduise pas dans le mur.

Si l'on en croit de récentes études d'opinion, une part significative de l'électorat établit justement sa confiance dans l'«extrême gauche» pour réaliser de vraies réformes de gauche, et non pour installer je ne sais quel désordre. Le désordre social et les menaces sur la démocratie sont déjà là, dans le jeu routinisé de l'alternance de la gauche et de la droite classiques.

Certes, il s'agit de faire place aux nouveaux visages de la question sociale : pas seulement l'écart qui s'est creusé entre les revenus du capital et ceux du travail, mais aussi la domination masculine, les inégalités culturelles, les discriminations «ethniques» ou homophobes, le développement de la grande pauvreté, l'individualisation des situations, la fracture écologique, le déficit citoyen, etc.

(la suite m'a semblé moins convaincante; elle défend l'alliance LO/LCR aux élections de 2004.)

Dans l'alliance électorale entre LO et la LCR, la première incarne surtout une aspiration traditionnelle à la dignité sociale, tandis que la seconde s'ouvre aux nouvelles problématisations. Rien n'émerge du néant sans racines dans des traditions - inerties incluses. Ainsi, la gauche de la gauche a également des angles morts à explorer. Des symptômes sont dès à présent perceptibles à travers :

- des visions simplistes des médias en termes de «complot» et de «propagande» (ne rendant pas suffisamment compte de leurs contradictions) ;

- une certaine timidité dans la lutte contre la recrudescence de la judéophobie (témoignant de résistances à mener le combat quand des opprimés sont à l'origine de saloperies) ;

- la difficulté à assumer une composante répressive dans une politique globale de prévention face à une minorité délinquante participant à la déstructuration des cités populaires ;

- les hésitations quant au soutien au pacte de Genève pour une paix au Proche-Orient (alors que la priorité légitimement accordée à la défense des droits nationaux bafoués des Palestiniens peut être articulée au souci de préserver la sécurité des Israéliens).

Ce n'est donc pas tout à fait demain que la nouvelle gauche radicale émergera de l'ancienne «extrême gauche». Mais, dans le tâtonnement, au risque de l'erreur, consciente de l'imperfection de toute réalité humaine, ayant abandonné de vieux rêves d'absolu qui se sont révélés des impasses, elle est sur le chemin. La candidature d'Olivier Besancenot lors de la dernière élection présidentielle a seulement commencé à pointer un horizon. Le pire n'est pas inéluctable.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l'IEP de Lyon, militant de la Ligue communiste révolutionnaire.

 


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