Confiance et responsabilité : une analyse politique des codes de déontologie médicale comme systèmes normatifs autonomes, chapitre 3.

 

Indépendance du bien et du juste puis définition du juste comme maximisation du bien est ce qui caractérise une doctrine téléologique. A cet égard, l’utilitarisme, souvent également comparé au conséquentialisme, n’est pas le seul exemple pertinent de théorie téléologique. Si le bien est défini comme la réalisation de ce qu’il y a de meilleur en l’homme, on aboutit au perfectionnisme. Si le souverain bien est considéré comme étant le bonheur ou le plaisir, on aura alors, respectivement, l’eudémonisme ou l’hédonisme, etc. Mais toutes ces doctrines fonctionnent selon les deux caractéristiques citées ci-dessus et sont à ce titre des doctrines téléologiques. Pour Rawls, la distinction pertinente pour laquelle il propose sa théorie de la justice comme équité (1), réside ainsi entre le téléologisme et le déontologisme. Le déontologisme est une doctrine non téléologique, en ce sens qu’elle ne définit pas le juste indépendamment du bien et/ou qu’elle ne considère pas le juste comme une maximisation du bien. Cette définition est très importante car elle évite d’opposer déontologisme et conséquentialisme dans la définition rawlsienne que nous adoptons. En effet, Rawls précise de manière très utile, dans une parenthèse qui suit sa définition du déontologisme, qu’il serait absurde de considérer qu’une théorie est déontologique en ce qu’elle n’est aucunement préoccupée des conséquences de l’action. Définir le déontologisme comme une doctrine non téléologique, c’est-à-dire qui ne définit pas le bien indépendamment du juste et qui ne définit pas le juste comme la maximisation du bien, ne signifie pas que les conséquences de l’action ne sont pas prises en compte dans sa justification. On pourrait donc dire que la définition du déontologique comme non téléologique évite l’imprécision de la définition du déontologique comme simplement non conséquentialiste:


« Il faudrait noter que les théories déontologiques sont définies comme étant des théories non téléologiques, et non pas comme des doctrines qui caractériseraient ce qui est juste dans les institutions et les actes indépendamment de leurs conséquences. Toute doctrine éthique digne de considération tient compte des conséquences dans son évaluation de ce qui est juste. Celle qui ne le ferait pas serait tout simplement absurde, irrationnelle » (2).

 

[Plus loin] :


La déontologie médicale peut ainsi être qualifiée de déontologiste selon plusieurs acceptions. Dans un premier temps, elle a été déontologiste de manière corporatiste, comme une simple systématique des devoirs auto-référentiels. Mais l’évolution des codes témoigne d’un mouvement normatif interne vers la satisfaction des droits des patients dans les devoirs médicaux, mouvement qui donne à voir une lente intégration de la relation même qu’entretiennent médecins et patients entre eux. Deux conclusions peuvent en être tirées. La première, sur laquelle on a longuement insisté en utilisant la distinction entre impersonnalité et impartialité, permet de définir la déontologie comme déontologiste selon les termes de Rawls. Ces termes font du déontologisme une doctrine soucieuse de prendre au sérieux – notamment dans la détermination et les évolutions des conceptions individuelles du bien – les relations morales des individus. Le droit moral, indiquant ce qu’il faut faire et non ce qui est bien, implique ces relations. Les codes de déontologie, caractérisés dans le processus de codification par un passage de la valeur à la norme, sont ainsi également significatifs d’un passage de la morale médicale du bien au droit moral, droit moral intégrateur des relations médecin-patient dans sa propre justification de lui-même. Les devoirs médicaux sont aujourd’hui déontologistes pour une grande partie au regard de la place qu’ils ont consacré aux droits des patients. La deuxième conclusion s’articule à la première : Le déontologisme de la déontologie médicale, qui d’une certaine manière est plus démocratique que le déontologisme corporatiste – toujours au regard de la définition de Rawls – est une élément que le corps médical fait valoir face à l’Etat. Car ce qui succède à la rhétorique corporatiste dans les années 1970, est une rhétorique de la défense des patients face à cet Etat impersonnel et non impartial. La déontologie médicale résiste à la pression des normes publiques et conserve son identité grâce à sa fonction protectrice, fonction reconnue également par les jurisprudences administratives et civiles. Le lien tissé entre médecins et patients est ce qui justifie publiquement une certaine autonomie du système, cette autonomie étant évaluée comme une défense de l’individu et une barrière protectrice des libertés. De ce point de vue, le déontologisme déontologique est un instrument efficace de limitation de la pression conséquentialiste ou téléologiste des normes publiques. A la défense corporatiste succède une défense qui se rapproche fortement d’un modèle constitutionnaliste.

 

(Confiance et responsabilité..., ouvrage à paraître, se verra décerner le Prix Fémina 2005.)

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(1) «justice as fairness»
(2) John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 55-56.

© Alex J.

 

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