‘‘Wie andere in den Park oder in den Wald, lief ich immer ins Kaffeehaus, um mich abzulenken und zu beruhigen, mein ganzes Leben.” (Th.B).
(«Comme d’autres dans le parc ou dans la forêt, j’ai toujours couru au café, pour me divertir et me calmer, toute ma vie»).
A1: A mon arrivée, mon proprio m’a envoyé là, au Prückel, muni d’un «c’est là que les gens comme nous se rendent, les dimanches après-midi». Dans le décor doucement décati des seventies, enfoncés dans les banquettes, la fin du dimanche s’étire interminablement pour les bobos rêvant de branchitude est-berlinoise. Entre le grand crème et la pâtisserie, j’ai su que tout irait bien.
A2: Ritter résume le café classique de quartier. Une décoration sans charme, conservatrice, la carte et le service itou. C’est le premier où l’on tombe par hasard, mais il ne faut pas en rester là. En bonne logique, un florilège commence par là, car c’est le lieu sans caractère par excellence – donc l’archétype –, dans l’artère la plus anodine, Mariahilferstrasse, où toute la banalité du commerce est réunie. Ayant vu les chaises, les Schnitzel de Ritter, on a un point de comparaison.
A3: En énumérant les cafés envisageables, Farkas m’avait écrit : «et au Schwartzenberg, parce que tu n’auras pas le choix». Ce devrait être le repère d’en face, la cantine de Département GmbH, qui pourtant ne s’y montre pas. Calé dans les fauteuils Art déco, cadré par le service mit Schmeh, mais ensuqué au Salonbeuschel, on pourrait ne jamais repartir, et se croire viennois. Ce serait comme une digestion hasardeuse et interminable, observée avec gourme par des garçons de café insolents quoique hors d’âge.
B1: Comme dans un roman de Simenon, Korb n’est fréquenté l’hiver que par des habitués sans histoire, dont même l’excentricité ne vient qu’à son heure. Seuls changements repérables d’avec cette immuable banalité fifties : la couverture (pas le contenu) des menus, un et un seul des plafonniers, et les toilettes. Comme si toute innovation devait pouvoir être réversible. Bien caché au sous-sol, on a créé un dancing tout neuf tout design, mais dont je n’ai jamais déterminé les horaires d’ouverture; à Vienne on garde le présent en réserve et en lisière. Le service est prévenant et confidentiel comme nulle part ailleurs, et amusé comme toujours. Si j’avais dû rester à Vienne, c’est ici que j’aurais posé mon rond de serviette.
B2: Comme beaucoup de salles viennoises, celle de Bräunerhof et trop haute et donne de l’écho, comme s’en plaignait Thomas Bernhard. Mais le café est isolé de la rue et des temps par son rideau de dentelles, et des assauts du confort par des banquettes aussi raides que son service. Un garçon tout droit sorti du Sceptre d’Ottokar, des chaises et des porte-manteaux en quinconces, de la pénombre à toute heure, et un mélange incongru de vieux Viennois, font l’esprit du lieu, mélange d’amour impossible et de nostalgie rancunière. Le téléphone portable d’un client, un ouvrier, sonne: le générique de Six Feet Under; est-il lui aussi croque-mort?
Bräunerhof a le même décor élimé de sièges beiges et fleuris que le café de l’Archiduc, à Bruxelles, mais avec l’effet inverse. Il n’est pas joyeusement rétro, mais prisonnier du passé. Pourquoi impose-t-il ces horaires impossibles, cette fermeture tôt le soir? Toujours l’esprit de contradiction. Ici, le présent est triste car le passé est criminel.
B3: Alt Wien est le plus proche équivalent viennois de De Muse à Anvers. Il sait d’où il vient, certes, mais pas au prix d’où il en est. Ici, enfin, on est de plein pied dans la réalité, les discussions intelligentes, les beuveries amicales, la bohème des artistes, le tourisme sans facilité, et le spectacle de la vie.
C1: Central est le plus élégant attrape-touriste, bas et scintillant et rempli comme un aquarium. Le vrai café Central était ailleurs dans le même bâtiment; il devait déjà être un peu tape-à-l’œil, même s’il a laissé l’héritage monnayable d’un panthéon d’intellectuels désargentés. Tout de même, niveau five o’clock tea, les arcades néo-Renaissance et les pâtisseries à complications font la paire.
C2: Les murs de ce Griendsteil n’ont jamais veillé sur les gloires littéraires du Griensteidl du bon vieux temps. On a lamenté à l’époque sa disparition, un peu plus loin dans la même rue. Le café a donc le nom, et rien d’autre. Il est fake, prétentieux et touristique, dans le genre haut de gamme. Il est en effet situé à proximité de ce qu’on fait de plus détestable à Vienne, le Disneyland de Sissi à la Hofburg, et Raiffeisen la banque à pedigree et à casseroles. En face, Loden, fournisseur molletonné du conservatisme depuis des lustres.
C3: La géométrie de ses créateurs reste efficace, et il y a une bonne blague au menu: le hamburger s’appelle Habsburger. Sinon, le Museum est trop lisse et poli pour avoir de la personnalité. Les célèbres fantômes sont laissés pour morts, mais restent rentables, sous la peinture trop fraîche.
D1: Parfois, le café devient une excuse excellente pour faire excursion dans un quartier obscur. Goldegg n’est pas éloigné, il est juste un peu plus loin; qui se soucie de pousser si avant dans Argentinierstrasse? Le café est inaccessible au changement, pas pour attirer les touristes mais sous l’effet de cette affection pathologique de Vienne pour sa propre inertie (le passé et la lenteur). Café sans histoire, Goldegg est hors du temps.
D2: De vouloir voir tous les cafés de Vienne, j’ai déjeuné un jour avec Matthieu DC à Eiles, le café derrière le Rathaus. Le lieu manque d’âme, de clients, fait son âge mais ne marque pas les heures. La décoration est assez laide mais la disposition magistrale, en angle aigu. On se croirait dans un casino de province, perpétuellement hors saison.
D3: Jelinek , encore un passage dérobé vers le passé. En 1960, Jelinek a dû être un café branché, un peu contestataire, dans un quartier alors entre deux eaux. C’est la quintessence d’une modernité défraîchie, mais point désuète ou rétrograde. J’aime beaucoup aux murs les tableaux abstraits, car chez Jelinek on collectionne le contemporain viennois (celui d’hier).
E1: On y pénètre par une ruelle introuvable, modianesque, à la dérobée. Onze heures, il n’y a plus personne (deux habitués, et nous), à Spirito Santo. On croyait qu’il y aurait des travelotes délirantes, des noctambules ivres, des rencontres improbables: rien. Tout est tellement ouaté et vieux jeu ; le patron passe du classique; on dirait le confessionnal des invertis repentants.
E2: Berg, un autre couloir du temps. La décoration sobre mais d’un autre temps, l’homosexualité d’un autre âge, me renvoient en arrière. C’est 1986. Avec ma famille, nous sommes à San Francisco. Je me retrouve avec ma mère à manger du yaourt glacé dans un bar de North Beach, le quartier italien. Tables en métal. Aux murs, des photos de nus en noir et blanc, Mapplethorpe ou Ritts. Je suis fasciné par le moment et l’endroit, je voudrais être adulte pour avoir accès à ce qu’ils promettent: un truc sexy, cool, qui n’a pas de nom encore pour moi.
E3: Je n’ai même pas pensé à prendre de photo de Savoy, alors j’ai volé celle-là sur internet et n’ai cadré que le miroir (le plus grand de l’Europe dit-on). Savoy n’est pas sympathique ou sexy, seules les glaces y ont de la magie. On pense aux polissonneries fin-de-siècle de générations d’homosexuels. On songe que le lieu, de jour, sait accueillir incognito les touristes, les flâneurs du marché aux puces: c’est la grande glace d’une porte de placard.
F1: Bondé, plein à craquer de caisses de bière et de confiance en soi, Hawelka fait commerce d’accueillir les intellectuels arrivés. L’atmosphère est dense d’éclats de voix et de fumée de cigarette. Hawelka aussi a ses reliques de tradition à exhiber et ses images pieuses à vendre: la crêpe aux petites heures de la nuit, la garde montée par son increvable patron-fondateur, les mille dédicaces de prestige aux murs.
F2: Chaque café de Vienne est probablement hanté par une vieille femme, la folle du logis qui est aussi le génie du lieu. Elle condense la clientèle, lui tend un miroir grossissant. Chez Korb, c’est une liseuse de journal pleine de manies, prête à mordre la main du serveur – peut-être est-elle Elfriede Jelinek. A la terrasse du Landtmann, café de la bonne société, une dame très bien, une coquette d’un certain âge, nous parlait de ses vacances à Marbella et nous répétait en boucle, à SophCo et moi: «Les Mercedes sont d’excellentes voitures. J’ai longtemps travaillé dans le quartier, c’est pour ça que je viens souvent ici. Quel temps superbe, les arbres fruitiers ont fleuri devant chez moi».
F3: Dommayer est au café ce que Schönbrunn est à Vienne: une sortie dominicale un peu loin de tout, très comme il faut, avec chichi. Tout snobisme dehors, le Caffeehaus affiche des vieux programmes d’opéra. Le lieu est guindé, vieux-jeu, et sélect comme le Staatsoper: le conservatoire des dadames à chienchiens et des touristes japonais. Il s’est donc révélé l’endroit idéal pour prendre congé sans regret de Vienne.
G1: Mon premier quartier à Vienne, un ex-faubourg populaire en voie de gentrification accélérée voyait les bars branchés pousser comme les boutiques bio-équitables. Die Schöne Perle, Leopold!, O Bar Shabu, autant de lofts pour bobos, échoués dans un quartier froid, cherchant le réconfort mutuel de leur bon goût ironique et d’un Aperol-Spritz.
G2: En déménageant, je suis tombé en plein cœur du quartier le plus lancé de Vienne, débitant des litres d’Aperol à des kilomètres de mèches. On aurait pu croire qu’Amy Winehouse vivrait toujours pour veiller de sa voix chaude sur ce petit monde vintage.
G3: J’ai terminé par là où la plupart commencent. Mais j’appréhendais d’aller chez Sperl, que les guides décrivent comme «le plus classique» et «Hitler y avait ses habitudes». Le lieu est authentiquement beau et immuable, et même assez sympathique avec le vieux billard, les suspensions de cuivre. Vienne ne laisse pas ses fantômes la hanter et rares sont ceux qui les invoquent.