«… borne back ceaselessly into the past.»
A1: Immédiatement j’étais reparti, à travers l’Europe et en train. C’était en octobre, là aussi. Pour la dernière fois avant longtemps, je prenais de ces vacances qu’un ami/jaloux appelait «de jetsetter».
A2: En Suisse, on visitait en famille, à l’initiative de mon père, une exposition majeure tenue dans une improbable fondation d’art. La petite ville glauque et fraîche d’arrière-canton, serrée contre la fabrique, le fils de millionnaire prodigue et son mausolée brutaliste, tout cela me semblait droit sorti de «Ce jour-là»: le film où Bernard Giraudeau est un fou libéré à dessein pour liquider une héritière suisse et simplette, mais tue tous ses commanditaires. Film dont une scène horrible (un type marchant tout mort avec un marteau fiché dans le crâne) me hante irrémédiablement comme la syncope qu’elle m’avait provoqué sur le moment. Un film qui est tout ce que je sais de la Suisse.
A3: Nous étions descendus à l’hôtel de Tintin et Haddock face à la gare de Genève. Tout semblait d’ailleurs concourir à réveiller ces échos de roman policier, de ligne claire, de Guerre froide. L’omnibus traversait à son petit train les vieilles villégiatures chic, Nyon, Montreux, Lausanne. Sur le Lac circulait gaillardement un vieux bateau à vapeur oublié par le rancart. Tout cela, enveloppé dans le froid concret et le brouillard, par moment la neige de l’automne. Au Palais des Nations, on aurait pu d’un instant à l’autre croiser l’ambassadeur de Bordurie ou un tueur de «La Mort aux trousses» dans les immensités Art Déco.
B1: Sur Venise, il faut que je reprenne le fil de mes pensées, là où je les ai laissées en 2007, en 2005.
B2: La ville avait créé en moi un malaise, m’avait acculé dans une impasse, elle fut énervante (au sens propre), elle me laissa sans force et sans ressort. Tout cela m’est revenu en octobre. Venise touche, depuis longtemps, à sa fin; et nous avec. Venise continue de perdre et plumer les touristes, même dans le naufrage. C’est pour voler encore qu’elle est sauvée des eaux, couverte d’hideux échafaudages publicitaires. Le canal de la Giudecca est sillonné de paquebots deux fois hauts comme la ville, laids comme des fronts de mer aux Émirats. Place saint-Marc, les orchestres siamois de Florian et Quadri sont deux visions du pont du «Titanic»: tout le monde, badauds et clients, bat la mesure et fera semblant jusqu’à la fin – qui ne saurait tarder.
B3: Heureusement avec le froid et le tôt soir d’automne, Venise reprend dans l’obscurité de la consistance, la réalité d’une petite ville de province où rien, pas même les morts palais, ne donne à rester dehors à la nuit venue. Une ville de vieilles petites gens, de boutiquières, une ville sans détours, où l’on ne s’égare pas. La pluie poisse les pavés, qui mirent le ciel: enfin on voit la lumière qu’éteignaient les rios, on voit plus loin que l’obscurité des murs lépreux et des eaux stagnantes. Même, dehors surgissent les mille petits tracas, le regain de vie de l’aqua alta. On se bouscule sur les caillebotis. Venise devient joyeuse comme une fillette piétinant une flaque.
D1: La Biennale avait encore une fois une tonalité d’ensemble, la parcourir est comme prendre l’air du temps dans les ateliers contemporains. En 2009, introspection, sculpture sur cheveux, de la retenue. On ne se fend plus la gueule dans les Giardini.
D2: On se demande: «cette stupéfiante ethnographie de juifs hongrois, elle est de maintenant ou d’alors?»
D3: Parfois, dans une mise en abîme qui est aussi un vertigineux fast-backward, les œuvres se mettent à ressembler aux pavillons, ou l’inverse (exemple: ce collage urbanistique bolivarien).
E1: «week-end à Rome / Pour la douceur de vivre, et pour le fun / Puisqu’on est jeunes, week-end rital»
E2: Comme à Venise, les angoisses et les préventions de la précédente fois s’étaient évanouies, celles de la Ville accablée de soleil, de dévotion et de cars «L’Europe en 7 jours», le plan urbain rigoureux et froid comme une énumération de père jésuite, le vide des rues mère d’angoisse. En octobre, et quoique le ciel s’emplisse de nuées d’oiseaux d’Apocalypse, c’était labeur et douceur: les Romains en power-suits Armani éclusaient fissa tramezzini et cafés; les touristes ignoraient le musée Barberini.
E3: J’ai enfin pu voir EUR, la ville nouvelle, creuse, monumentale et péremptoire comme un discours de Mussolini. Des fêtes queer s’y tiennent je crois; toute cette belle pompe néoclassique a, comme dans «la Dolce Vita», besoin d’absurdité parachutée, d’orgies improvisées brindezingues.