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Hüzün





A1: Les écrivains d’Istamboul, Loti, Pamuk, d’autres qu’il évoque, en font la capitale de la nostalgie et du vague-à-l’âme. La ville se désagrège, brûle, sombre, ou se suicide languissamment au poison. Le vrai Stamboul se meurt d’une mort lente qui le défigure. Son histoire est gommée, ses murs restent comme un lépreux palimpseste où le dernier mot écrit est plus grossièrement «moderne» et exogène que le précédent.
A2: Ville écrite, décrite cent fois, peut-être les noms de ses quartiers suffiraient-ils à préserver la magie du lieu dans leurs rimes internes, leurs assonances levantines qui vous embarquent comme des billets d’Orient Express, vous étreignent comme des héroïnes de romans orientalistes, vous émeuvent comme une complainte de gazebo : Karakoÿ, Kadiköy, Beylerbeyi, Besiktas, Bebek, Fener, Cukurcuma, Üsküdar, Eminönü, Sultanahmet. Ces noms tels des numéros d’arrondissement dont les courbes et les pointes auraient pris autant de personnalité que des prénoms.
A3: J’écris à mon tour ce lieu commun: Stamboul, c’était mieux avant. Et moi aussi, sur Istiklal Caddesi, je me suis dit: l’avenue n’est plus comme il y a cinq ans, une partie du mystère se dissipe, ces passages s’aseptisent, ces commerces se banalisent, les bouquinistes ferment l’un après l’autre, les restaurants populaires et les magasins de spécialité se sont terrés dans les contre-allées.
B1: Faut-il souhaiter à Istamboul de se rester fidèle, pittoresque et pauvre, la ville de toutes les villes (comme il est des «rois des rois») patrouillée par les chats? Ou sous la gentrification et la globalisation, doit-on apercevoir la perpétuelle réécriture de soi, l’afflux de partout de la jeunesse et de la nouveauté, l’accueil hasardé mais fertile de tous les migrants, le port prospère aux quatre vents, qui en font une grande ville en vie (contrairement à Paris, ville petite, ville vieille et morte, nécropole à ciel ouvert)?
B2: Sur les quais, on abat les derniers kiosques de bois, les villas d’été à l’ancienne que Pamuk avait vu déjà brûler dans son enfance.
B3: Autre charme par les mots, les immeubles du XXe siècle qui ont reçu, chacun, un nom, faisant de la déambulation à Istamboul le jeu de piste d’une promenade de bord de plage, «La Mer», «Rêve», «Coton». Les enjolivures dorées, parfois les caractères grecs ou arméniens, conservent encore un peu du cosmopolitisme bourgeois du passé.
C1: Cet effacement du passé, inévitable mais accidentel, local, le lent rapiècement de la ville, avait déjà pris un tour délibéré et général avec Atatürk. Des siècles d’habitude, les chapeaux, l’alphabet, l’histoire et les historiens, enfin, furent mis a la trappe.
C2: Malgré cela, et le sévère jugement que portent ComitéCentral ou Hasan sur le caudillo de Salonique, malgré le caractère suspect de l’admiration obligatoire et du portrait omniprésent, je peine à n’avoir pas de l’affection pour lui, ses looks désuets, ses yeux clairs et mélancoliques, sa villa Bauhaus, ses viriles soirées à enfiler des verres de rakı et à jouer au 3-5-8.
C3: Dans toute la ville j’étais promené par Wehbi, mon possessif ami, comme si cinq ans n’avaient pas passé. Il connaissait tous les marchands du bazar comme de vieux amis, disait «ils sont Arméniens», «il vend les meilleurs tissus depuis très longtemps», on buvait du thé à la pomme. Il organisait mes visites et mes plans cul, ou peu s’en fallait.
D1: La première différence d’Istamboul est le chant du muezzin qui réveille avec le jour, le premier jour. Istamboul est la ville des mosquées comme Rome est celle des églises. On les retrouve, les belles mosquées de quartier, solides, grises et trapues, le cœur de la vie civique et commerçante. Mais Rome s’ennuie à périr d’être vaticane, alors qu’Istamboul n’est pas seulement, pas surtout coranique, et vit. La foi, le culte ne sont qu’un des mouvements de la ville, et pas le principal.
D2: La courtoisie est douce et étouffe-chrétien, sophistiquée, antique, généreuse et hospitalière comme une pâtisserie. On asperge les mains des convives de cologne dans un geste qui sent la Bible et le caravansérail. On m’a offert comme un trousseau de cadeaux pour mon arrivée; et le repas familial turc est un gigantesque potlach, une lutte maternelle contre la faim.
D3: Wehbi, ses amis, Hasan, m’interrogent sur les chances pour la Turquie d’entrer dans l’Europe, sur Sarkozy et Merkel. Chez ces jeunes, divers d’ailleurs, ni l’Arménie ni Chypre ne sont des enjeux, même des débats (le génocide arménien était en continu le sujet du journal télé). Il y a surtout une immense envie de normalité et d’accès, et une mésestimation de l’effroyable mépris raciste des Européens.
E1: Hasan rit de son grand rire, ne prend pas grand chose ou grand monde au sérieux. Ses peintures parlent pourtant des césures de Chypre, des villages fantômes et des voisinages campagnards révolus qui parsèment encore l’esprit de sa grand’mère. Quelque part entre Jan Steen et Bacon.
E2: Ce voyage s’est clos sur une conversation de et avec des marchands de tapis. A bout d’argument, je repartais impécunieux avec un beau kilim.
E3: Partout flotte «Ay Yıldız», beaucoup par nationalisme mais un peu aussi pour appeler la nuit rouge: la promenade de point d’heure de Galatasaray à Galata quand on quitte les beaux halls d’hôtels de Pera, la clarté obscure qui tombe des ogives des hammams, la lune qui soigne la ville comme une mélopée ambiguë de Zeki Müren.

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